Fragments du matériel brut réalisé jusqu’à présent pour le futur film documentaire
« LE GENOCIDE DES AMES. Expérimentation Pitesti – la rééducation par la torture. »
Un film de Sorin Iliesiu. Copyright Fondation VideoMedia.
Aristide Ionescu: A minuit Turcanu [le chef de la « rééducation »] est venu et nous a fait un discours : « Ecoutez-moi bien, vous, vous êtes jeunes... Vous voulez pourrir ici, en prison ? Vous voulez pas être libérés, et dire tout, tout ce que vous n'avez pas dit à la Securitate ? Ne plus être contre le régime ? C'est ça l'avenir, faut le savoir ! Il n'y a plus rien à faire, dites tout. Qui dit tout... ». Et Ungureanu, qui était à côté de moi, dit : « T'entends ce qu'il dit, ce crétin ? » Et à ce moment, trois individus qui étaient devant nous ont dit : « Moi, je veux me démasquer. » et six se sont « démasqués ». Chaque fois, j'avais un sentiment pénible, je n'aurais pas voulu être là, pour ne pas voir leur déchéance. C'était très difficile à accepter que ces jeunes, venus avec l'espoir que le pays serait libéré, se « démasquent » et dénoncent jusqu'aux membres de leurs familles. Le lendemain soir, d'autres, le soir d'après encore d'autres… le troisième, le quatrième soir… pareil. Le sixième jour, on n'était plus que six et Turcanu nous a dit : « Alors ? à qui le tour ? » Chaque fois que quelqu'un prenait [la décision] de se « démasquer », Ungureanu disait : « Regarde ce minable, il met tout le monde [la famille, les amis, les connaissances] en prison en espérant qu'il sera un jour témoin à décharge pour eux » ; et là, je l'ai vu lever la main : « Je veux me démasquer aussi ». Et Turcanu : « Mais tu l'as pas encore fait, toi ? » « C'est le bandit de Ionescu qui ne m'a pas laissé le faire ! » A ce moment-là, si j'avais pu mourir ou me suicider, je l'aurais fait sans hésitation.
Aristide Ionescu: Pendant la nuit de Noël, Turcanu nous a ordonné d'assister à la naissance de Jésus. Et on a mis une couverture sur le dos à un bandit – car c'est comme ça que nous appelaient ceux qui nous torturaient. Il s'est assis sur le baquet et Turcanu lui a dit : « Quand tu finis tes besoins, tu lèves la main ! » et l'autre l'a fait. « Et maintenant signez-vous, car Jésus est né ! » et nous, on devait se signer et dire qu'on avait vu la Naissance. Ces scènes religieuses sont difficiles à décrire, c'est comme si je commettais une profanation à nouveau, maintenant, quand je les décris. Et il m'est difficile de les décrire toutes, avec tout ce qui se passait dans notre cœur, enfin, c'est très très difficile. C'est tellement inimaginable que la pensée qui revenait toujours à ces moment-là était d'échapper à la torture par le suicide. Eh bien, ceux qui ont eu cette chance, c'était au début… et celui qui a sauté, à Gherla, par-dessus la rampe… mais le lendemain on a installé des rampes et on ne pouvait plus [se suicider].
Aristide Ionescu: Prenons, par exemple, une de ces scènes… la communion avec des excréments. Il est, enfin, terrible d'en parler, mais ces choses doivent être connues, pour que plus jamais, nulle part dans le monde, cela ne se répète. Cette déshumanisation ne peut être que diabolique. Obliger un prêtre, par la torture, à officier une messe pour la naissance de Jésus avec seulement des insultes blasphématoires, c'est quelque chose d'horrible. On ne peut imaginer que… un esprit sain ne pourrait jamais faire ça, seul un esprit possédé par Satan. On ne pouvait même pas se signer, sauf avec la langue contre le palais de la bouche. Et si on nous voyait nous signer, on était emmenés au baquet et on nous obligeait à « communier » avec des excréments, pour faire les Pâques, si on croyait en Dieu.
Jésus Christ était appelé le trompeur et on nous disait qu'il avait été l'homme de Marie Madeleine, et, bien sûr, qu'il n'avait même pas été conçu avec Joseph, qui était trop vieux pour faire des enfants. Alors, il était un bâtard, il était… Enfin, ne m'obligez pas à dire ces choses tellement graves, car il m'est très difficile, de me rappeler ces choses qu'on me disait.
- Et la Vierge Marie ?
- Vous pouvez imaginer, il m'est difficile de répéter ce que j'ai entendu alors.
Aristide Ionescu: On nous frappait sur la plante des pieds pendant environ 15-20 minutes, jusqu'à l'évanouissement. Ils versaient alors de l'eau sur nous et l'opération se répétait encore plusieurs fois. Les douleurs étaient tellement… Parce que, vous imaginez, on était frappé sur la plante des pieds, mais en plus, les genoux étaient sur le sol en ciment et quand on nous frappait sur les pieds, on sentait la douleur aux pieds, mais surtout aux genoux qui étaient sur le sol.
S'il veut m'obliger à manger mes excréments, je ne veux pas les prendre… Alors , il te disait : « Si tu n'en prends pas à la cuillère, on va t'en mettre, nous, jusque dans le nez ! » Et on était sûr qu'il allait le faire et alors on le faisait soi-même. On n'avait pas affaire à des humains, mais à des monstres, des Satans transformés en humains – ceux qui nous torturaient.
L'écrasement des doigts, c'était une technique très rudimentaire, mais qui avait un effet terriblement douloureux. Par exemple : imaginez qu'on met un doigt entre deux bâtons et qu'on serre les bâtons tellement fort qu'on entend craquer l'os. Mes deux doigts… à partir d'ici, j'ai plus de nerf. Il a été détruit, sur celui-ci et celui-ci. Moi, à partir d'ici, je ne peux plus commander mon doigt. Ces deux-là, les nerfs sont détruits, à cause de la torture. Et ça, c'était de la torture de durée, on ne s'évanouissait pas aussi vite, pour pouvoir échapper à la torture. C'était de durée.
Aristide Ionescu: Quand on nous servait les repas, on était à genoux, les mains dans le dos, on nous mettait la gamelle au sol, et on devait manger comme ça, comme des cochons, parce que nous, les « bandits », on était des « cochons ». « Mangez comme les cochons », c'est comme ça qu'on nous parlait. Et on nous mettait une demi cuillère de sel dans la gamelle et on devait manger ça. On était obligés de manger !
Des détenus qui ont été battus, par exemple Tampa, qui est mort d'ailleurs. D'abord ils l'ont battu, piétiné sur sol en ciment, avec les bottes sur le cœur, et ils lui ont brisé les os. Une des tortures faites pour punir le « bandit » qui était dénoncé était de nous obliger à rester assis, avec les mains sur la pointe des chaussures, pendant qu'on nous donnait des coups de bottes dans les reins. Moi, j'ai vécu ça au moins 7-8 fois.
Les tinettes étaient des baquets où les gens de la chambre faisaient leurs besoins, petits et grands. Ici, à Gherla, dans les chambres il y avait environ trente détenus. J'ai assisté à la scène suivante : quand Turcanu est entré une fois dans la chambre, un des détenus qui avait été torturé est allé tout seul plonger sa tête dans le baquet. Et Turcanu lui a dit : « Tu vois que tu commences à avoir les bons réflexes ? ». Il était très satisfait.
Aristide Ionescu: Pour se suicider, Brânzei avait trouvé, je ne sais comment, parce que c'était très difficile, une aiguille et il l'avait avalée pour faire une infection et mourir. Un de l'équipe, de son collectif, l'a dénoncé et il a été obligé de faire ses besoins dans la gamelle jusqu'à trouver l'aiguille. Deux jours plus tard, l'aiguille est sortie. J'ai vu cette aiguille, elle était comme une allumette enveloppée d'une sorte de cal... une réaction peut-être d'auto-défense de l'organisme, je ne sais pas. Il a enlevé le cal et il y avait l'aiguille. On l'a donc obligé à manger [ses excréments] jusqu'à ce qu'il retrouve l'aiguille. Cette scène, je l'ai vue dans la chambre 81.
Aristide Ionescu:Nous étions obligés d'abord de nous démasquer, dire que nous venions d'une famille où… la mère a « vécu » avec un des enfants ou les enfants « couchaient » avec la mère ; ou qu'on « couchait » avec une sœur. Il fallait donc fabuler… et ceci au moment des fêtes, inventer des choses comme ça, dire que c'est arrivé dans ta famille. Tout cela pour créer une atmosphère diabolique dans la chambre, dans la cellule. Tous ceux qui ont été torturés étaient obligés d'assister à d'autres tortures et d'y participer…
- En quel sens ?
- S'ils voulaient échapper aux tortures, ils passaient du côté des tortionnaires et ils appliquaient aux autres les tortures qu'ils avaient subies. Ils les appliquaient aux autres pour y échapper, eux. C'est-à-dire qu'ils devenaient… ils n'étaient plus des « bandits », car seulement les « bandits » étaient torturés. A partir du moment où on n'était plus considéré comme bandit, on n'était plus torturé, on devenait « tortionnaire » et cela signifiait qu'on était « rééduqué ». C'était le fonctionnement.
- Et vous étiez obligés à devenir tortionnaire ou… vous preniez l'initiative ?
- Oui... obligés, pour échapper aux tortures. Soit on les supportait jusqu'au bout et beaucoup n'ont pas pu supporter, soit on ne les supportait plus et alors on les appliquait aux autres et on arrêtait d'être torturé.
- Vous-même, vous avez été obligé de torturer quelqu'un d'autre ?
- J'aurais pu – si ça ne s'était pas arrêté à ce moment-là – en arriver là et avoir à faire cela, mais j'ai été envoyé à l'infirmerie pour un érésipèle et quand j'en suis sorti [de l'infirmerie], les tortures avaient été arrêtées.
- Imaginons que vous ayez été obligé, qu'auriez-vous fait ?
- Je pense que j'aurais réagi comme la plupart, pourquoi prétendre autre chose… pour échapper aux tortures, comme la majorité.
Aristide Ionescu: ÎUn exemple de cette déshumanisation de l'individu : en cercle, tous nus, assis, embrasser le derrière de celui qui était devant…Je l'ai vu moi-même, ça, et d'autres l'ont décrit aussi.
- Pouvez-vous nous donner d'autres détails ?
- Oui. On était obligé de se déshabiller, ensuite d'avancer sur les genoux et les mains, en cercle. Et quand on leur donnait l'ordre : « Maintenant, embrassez ! », ils s'arrêtaient et chacun embrassait le derrière de celui qui était devant lui... je l'ai vécu, ça. On s'essuyait avec la manche de la veste ensuite, avec la manche de la veste.
- Est-ce que quelqu'un a essayé de s'opposer à ça ?
- S'opposer à toute torture signifiait la condamnation à refaire tout le cycle, depuis le début, repasser par toutes les étapes, et donc, je ne pense pas que beaucoup aient essayé de s'opposer. La déshumanisation de l'individu, c'est-à-dire ne plus jamais être un individu complet, vivre obsédé par le souvenir de sa propre bassesse, ne plus jamais pouvoir s'appeler soi-même un être humain, ne plus pouvoir s'imaginer parmi les autres humains.
Aristide Ionescu: Alexandre Soljenitsyne, quand il a dit que la plus terrible barbarie a été « l'expérimentation Pitesti », il a fait une comparaison avec les réalités qu'il avait connues lui-même dans les prisons où il a été, et qui n'ont jamais atteint le degré de déshumanisation de l'individu comme dans « l'expérimentation Pitesti ». Là-bas, il y avait des souffrances physiques… et beaucoup de ceux avec qui j'ai parlé, qui ont été en Sibérie et certains même prisonniers là-bas, n'ont jamais vécu les choses qui sont arrivées à Pitesti. Les gens étaient soumis aux souffrances physiques, mais on n'essayait pas de les écraser, de les transformer, comme le voulait Turcanu : « Ecoutez-moi bien, d'ici vous sortirez tellement déshumanisés que vous aurez honte d'être à côté de nous, vous deviendrez des monstres pour vous-mêmes, même devant vous-mêmes vous serez des monstres, avec les méthodes que nous avons. Et nous en avons une vaste gamme, vous ne vous en rendez même pas compte à quel point elle est vaste, cette gamme de méthodes par lesquelles nous allons vous déshumaniser. »
-Est-ce qu'on pourrait appeler l'expérimentation Pitesti un « génocide des âmes » ?Aristide Ionescu:Oui, je pense que c'est une appellation tout à fait correcte. Il y a eu un génocide des âmes. Quand j'entre dans une église, j'ai le sentiment que je ne devrais pas y être après avoir vu ce que j'ai vu et parce que je ne me suis pas assez battu pour que ce qui s'est produit avec l'être humain n'arrive pas. Je pense que « l'expérimentation Pitesti » a été l'endroit où s'est produit une action de Satan. Je ne peux expliquer autrement les scènes que j'ai vues, que j'ai vécues et le degré de déshumanisation de l'individu.
- Une sorte d'enfer sur terre ?
- Je pense que même en enfer il n'y a pas les tortures auxquelles j'ai assisté et qui se sont produites ici, sur Terre. Je pense que Satan lui-même aurait des choses à apprendre de ceux qui ont appliqué ce système.
- S'il y a eu des gens satanisés, est-ce qu'il y a eu aussi des saints ?
- Oui, et certains devraient même être canonisés. Il y en a eu qui ont donné leur ration à un autre, pour prolonger sa vie. Il y en a eu quelques-uns… Je ne me souviens plus de leurs noms… A Târgsor il y en a eu un qui… et il y en a eu quelques-uns. Satan a aidé Dieu d'une certaine manière. Vous savez comment ? Par cette expérimentation, Satan a rempli le ciel de saints parce que ceux qui ont vécu cette satanisation et qui ne l'ont pas acceptée et qui ont été tués seront parmi les saints. Ils ne pourraient qu'être saints.
Aristide Ionescu: Cette déshumanisation projetée par Staline a échoué en Roumanie parce qu'elle ne s'est pas généralisée. Staline n'avait pas imaginé qu'il y aurait des gens qui résisteraient aux épreuves et aux méthodes longuement préparées d'après Makarenko et d'autres, et réalisées avec l'aide de Satan même. Même chez ceux qui sont passés par cette expérimentation, la méthode n'a pas eu un succès total, seulement très partiel. Le projet de l'étendre à toute la nation roumaine n'a pas…a échoué, ce qui a aidé d'une certaine façon à ce qu'on en connaisse tous les détails et toute la bassesse et pour que cela ne se répète plus jamais, nulle part dans le monde. Si Staline avait su que l'expérimentation Pitesti aurait cette fin, il ne l'aurait pas mise en œuvre, parce que c'est devenu un argument pour démolir toute l'idéologie marxiste.
- Si on fait le procès du communisme, est-ce que l'expérimentation Pitesti pourrait être le principal chef d'inculpation ?Aristide Ionescu: - Elle n'est pas uniquement un chef d'accusation, mais l'élément démolisseur du système entier. Elle en montre le côté diabolique, la manière dont l'individu a été transformé non en animal, mais en sous-animal. Il est difficilement concevable qu'un individu puisse faire preuve d'une telle déchéance comme cela a été fait… et, à cause de cela, le communisme ne sera plus jamais adopté comme idéologie par aucun peuple. Le crime spirituel est spécifique au communisme, c'est son plus grand crime.
- Nous pensons que l'âme est immortelle, alors pourquoi avoir essayé de tuer ce qui ne peut pas être tué ?
- Parce que eux, ils ne croient pas à l'existence de l'âme, c'est pour cela qu'ils ont essayé. Ils ne croient pas à l'âme, les communistes ! ils ne croient qu'à ce qui est matériel. C'est une idéologie matérialiste. Car s'ils avaient cru à l'âme, ils n'auraient pas pu appliquer [cette méthode], car ils auraient su que l'âme ne peut être tuée. Mais ils ont tout misé sur les tortures, donc sur ce qui est matériel, et ont pensé qu'à travers cela, ils auraient pu les transformer complètement… qu'ils tuent eux-mêmes leurs âmes, et ils ont échoué.
---
Traduit par Ioana Ocneanu-Thiéry